Jean-Christophe Tellier, directeur général du groupe UCB : « La santé pour tous doit être une ambition partagée »
Dans une interview exclusive, Jean-Christophe Tellier analyse les freins et les leviers du développement pharmaceutique mondial, dont le prix du médicament ne sera pas le premier déterminant. Selon lui, la réconciliation des objectifs et des moyens sera néanmoins un facteur prépondérant pour garantir un accès équitable et durable aux traitements.
Dans un monde promis aux régimes d’incertitude, la « santé pour tous » est-elle un objectif, un idéal ou une utopie ?
La « santé pour tous » doit être une ambition partagée par toutes les parties prenantes. Plusieurs conditions sont néanmoins posées pour concrétiser cette promesse. Outre une meilleure compréhension du fonctionnement de la biologie humaine et des nombreux mécanismes impliqués dans l’apparition des pathologies pour ralentir leur évolution, voire la stopper, cette vision universelle nécessitera une approche moins symptomatique de la maladie pour mieux la prévenir. Aussi indispensable soit-elle, la découverte de médicaments innovants ne suffira pas pour autant. Un accès égal et durable aux produits existants non plus. La mission de notre industrie ne peut être réduite aux seules activités de recherche, de développement et de commercialisation. Elle prend uniquement fin quand les patients récoltent les bénéfices du traitement dont ils ont besoin. Le bon usage et l’observance sont deux problématiques majeures sur lesquelles tous les laboratoires doivent travailler, en lien étroit avec les interlocuteurs concernés. Les difficultés économiques, les conflits géopolitiques et les pénuries en tous genres peuvent naturellement ralentir nos démarches, mais ces obstacles ne doivent pas nous détourner de notre objectif prioritaire, celui de créer de la valeur pour les patients et la société tout entière.
Quels sont les freins à lever pour universaliser l’accès aux traitements et aux soins ?
Les décideurs et les acteurs des différents systèmes de santé ne parlent pas le même langage et ne partagent pas la même appréciation de la situation, tant sur les constats que sur les solutions. Nous sommes plus dans la négociation et la transaction que dans la collaboration, y compris entre opérateurs publics et privés. Il nous faut donc identifier collectivement des priorités communes pour réconcilier les objectifs et les moyens, mais aussi bâtir un environnement stable et pérenne qui soutienne les innovations. Le phénomène de la résistance microbienne aux antibiotiques est un exemple caractéristique : il sera très difficile de stimuler les investissements industriels en amont si les conditions du marché ne sont pas réunies en aval, et plus particulièrement encore lorsque la stratégie repose sur un moindre recours aux traitements indiqués. Plusieurs alternatives pourraient être envisagées pour contourner cet écueil, dont celle de considérer le médicament comme une assurance, même si cette hypothèse paraît politiquement et règlementairement peu probable. La fragmentation et le cloisonnement des systèmes de santé complexifie notre tâche. Santé, industrie, économie… Seule une politique interministérielle, à la fois holistique et volontariste, nous permettra de franchir un cap supplémentaire.
Les leçons de la pandémie de Covid-19 ont-elles été retenues ?
Oui et non. La communauté a certainement mieux saisi notre importance, notre rôle et nos missions de santé publique. Davantage connue et reconnue, notre industrie est globalement mieux perçue par les citoyens et les autorités. La notion de protection de la propriété intellectuelle est sans doute plus claire et mieux maîtrisée. Les collectivités ont cependant des mémoires courtes. Le pouvoir politique aussi. Une autre crise arrive et chasse la précédente. Les bonnes intentions affichées durant la pandémie ne se sont malheureusement pas installées dans la durée. Les intérêts divergents ont pris le pas sur les intérêts convergents. Nous devons impérativement poursuivre les discussions, prolonger les travaux et capitaliser sur les réussites observées. Sous la pression de la gravité et de l’urgence, les assouplissements règlementaires ont permis de libérer les énergies. Nous avons gagné en simplicité et en rapidité avec une efficacité démontrée. Le secteur pharmaceutique a su créer onze milliards de doses vaccinales pour approvisionner le monde entier dans des délais très courts. Il ne faut pas oublier cette prouesse technique et technologique. Une chose est sûre : changer durablement des comportements dans un environnement complexe est beaucoup plus difficile en dehors du cadre imposé par la contrainte ou la nécessité.
Comment l’industrie pharmaceutique peut-elle accompagner la transition vers une « santé pour tous » ? Le prix des traitements est-il le premier déterminant de cette contribution ?
Les laboratoires pharmaceutiques peuvent pratiquer des tarifs différenciés en fonction des capacités de financement de chaque système de santé, mais les pays les plus riches devront aussi accepter de payer davantage pour équilibrer la balance. Tout dépendra du cadre de référence et du modèle de société que nous choisirons. Loin des logiques comptables et budgétaires, la santé doit être considérée comme un investissement et non plus comme un coût. Ce sera une condition sine qua non pour garantir un développement durable et solidaire, sans nuire aux intérêts des différentes parties prenantes, qui devront chacune fournir des efforts pour collaborer efficacement et aligner leurs positions. Agir sur le prix du médicament ne sera pas suffisant pour promouvoir un accès équitable aux soins et aux traitements. La prise en compte des déterminants sociaux de la santé par notre industrie sera également un marqueur important de la création de valeur. Certains aspects, comme l’amélioration de la qualité de vie ou la diversité des patients inclus dans nos essais cliniques, y contribueront tout autant.
Une aide au développement pharmaceutique dans les pays les moins avancés peut-elle être une solution pertinente ? Sous quelle forme et dans quelles conditions ?
Ces partenariats existent déjà, mais ils pourraient être notablement renforcés. Certains prérequis seront toutefois indispensables en amont de la collaboration. Les pays demandeurs devront faire de la santé une priorité et investir massivement dans les infrastructures nécessaires, en particulier sur le plan logistique, pour faciliter le déploiement des opérations de recherche, de développement ou de distribution. L’éducation des populations et la formation des professionnels de santé seront également des facteurs prépondérants dans la conduite du changement. Certaines initiatives récentes tracent de nouvelles perspectives en la matière, à commencer par la création d’une Agence africaine du médicament. Cette structure centralisée va objectiver les démarches partenariales. Elle permettra notamment de favoriser les échanges, de centraliser les demandes et de coordonner les actions. Ce sera un interlocuteur de choix pour tous les laboratoires qui souhaitent s’implanter ou développer des activités sur ce continent… au bénéfice direct des patients.
Comment votre laboratoire se positionne-t-il sur tous ces sujets ?
Notre définition du concept de « patient value » va bien au-delà de la découverte, du développement et de la commercialisation de nos médicaments. Nous nous efforçons de proposer la meilleure expérience possible aux patients qui en ont besoin et qui les utilisent pour traiter leur pathologie au quotidien. Nous travaillons également avec toutes les parties prenantes pour créer un environnement permettant de soutenir, de reconnaître et de partager la valeur ajoutée que nous apportons à la société. Autre enjeu majeur : la protection de la planète fait partie de nos grands axes stratégiques. Dans ce domaine, le groupe UCB procède de manière pragmatique et méthodique. Notre premier défi sera de mesurer les impacts de nos activités industrielles et de les réduire significativement dans le temps, mais aussi de devenir « green by nature » dans tous nos nouveaux projets. Nous avons engagé des actions concrètes pour diminuer nos empreintes carbone, hydrique et énergétique. Preuve de notre engagement, notre rapport d’activité contient des objectifs extra-financiers depuis de nombreuses années. La responsabilité sociale et environnementale est inscrite dans notre ADN.
Propos recueillis par Jonathan Icart
NB : ces propos ont été recueillis durant le sommet ChangeNOW 2024 qui s’est tenu les 25, 26 et 27 mars derniers à Paris.