Économie

Médicament : agir avant qu’il ne soit trop tard !

Face aux tensions géopolitiques et aux défis croissants de l’innovation en santé, le Leem a réuni, le 15 décembre à Paris, l’ensemble des parties prenantes pour ouvrir un débat stratégique : comment refonder le modèle économique du médicament afin de sécuriser l’accès aux thérapies et préserver l’autonomie sanitaire européenne ? Une étape clé pour poser le cadre, avant le lancement d’une concertation décisive dès janvier.

Longtemps cantonné au champ de la santé publique, le médicament s’impose désormais comme un enjeu de puissance et de souveraineté. « Il se retrouve au centre de rapports de force géopolitiques d’une ampleur inédite », observe Laurence Peyraut, directrice générale du Leem. Les chiffres illustrent ce basculement : 500 milliards d’euros annoncés par les États-Unis, près de 300 milliards investis par la Chine dans la santé digitale depuis 2019, tandis qu’une part croissante de l’innovation mondiale se développe hors d’Europe.

Dans ce contexte, l’Europe – et en particulier la France – décroche. Près de 80% des essais cliniques sont aujourd’hui réalisés en dehors du continent. La France n’est plus que quatrième en Europe, affiche des prix du médicament parmi les plus bas, une fiscalité élevée et n’offre un accès effectif qu’à 60 % des médicaments innovants, contre 90 % en Allemagne. À ce « déclin industriel accéléré, brutal et silencieux », selon Frédéric Bizard, président de l’Institut de la santé, s’ajoute une pression budgétaire forte : le médicament représente 9 % des dépenses de l’Assurance maladie, mais près de la moitié des économies demandées cette année dans le PLFSS. Une approche jugée peu compatible avec les chocs démographiques, épidémiologiques et technologiques à l’œuvre, et qui appellent à une adaptation en profondeur du système. « La santé s’inscrit dans le temps long », rappelle Laurence Peyraut, évoquant le vieillissement, l’essor des maladies chroniques, la souffrance psychique des jeunes et des besoins thérapeutiques encore largement non couverts.

Une accélération des rapports de force mondiaux

Pour Sylvie Martelly, directrice de l’Institut Jacques Delors, ce décrochage s’inscrit dans une dynamique de long terme, impulsée dès les années 2000 aux États-Unis, premier marché mondial de la santé. Les crises successives – attentats du 11 septembre en 2001, crise financière de 2008 – ont mis fin à l’illusion d’une mondialisation garante de stabilité et de prospérité. Le sentiment de déclassement qui en a découlé dans la population a nourri une remise en cause du multilatéralisme. Donald Trump n’en est pas l’initiateur, mais « l’accélérateur ».

La stratégie américaine repose désormais sur des rapports de force assumés et la logique du « deal » à l’avantage des Etats-Unis : pression sur les prix via la clause de la « nation la plus favorisée » (MFN), relocalisation de la R&D et de la production, Inflation Reduction Act, droits de douane et « friend-shoring ». A l’instar de l’énergie ou de la défense, la santé devient ainsi un terrain central de confrontation entre deux blocs : hyper-attractivité américaine contre hypercompétitivité chinoise.

« Dans ce contexte, le risque pour l’Europe est de voir émerger un prix mondial de l’innovation, dicté par les Etats-Unis, sans évaluation médico-économique rigoureuse, et donc difficilement soutenable pour des systèmes de santé comme celui de la France », alerte Thomas Rapp, professeur à l’Université Paris Cité.

L’Europe face à ses limites structurelles

Si l’Union européenne a amorcé une prise de conscience – rapports Draghi et Letta, discours sur la souveraineté industrielle -, les traductions concrètes se font encore attendre. « L’Europe est engagée dans une double guerre, commerciale et scientifique avec un risque réel de perte de ses chaînes de valeur et de son leadership en innovation », résume Nathalie Moll, directrice générale de l’EFPIA. Dans une industrie où les décisions d’investissement se prennent sur 20 ou 30 ans, l’absence de visibilité oriente mécaniquement les capitaux vers les États-Unis. « À court terme, certaines innovations pourraient même ne plus être lancées en Europe », prévient Charles Wolf, directeur général de Sanofi France.

Cette situation met en évidence la fragilité du financement de l’innovation en Europe, qui peine à transformer son épargne en investissements sur son territoire. « L’innovation se finance par des fonds propres, pas par la dette », rappelle Denis Ferrand, directeur général de Rexecode. Faute d’union des marchés de capitaux et d’appétence au risque, l’indépendance européenne reste limitée.

Santé et défense, un même impératif stratégique

Sans inflexion rapide, le risque est celui d’un décrochage durable en matière d’innovation, d’accès aux traitements et de souveraineté sanitaire. Le parallèle avec la défense s’impose. Dans les deux cas, il s’agit de biens communs essentiels – la sécurité et la santé – nécessitant vision de long terme, investissements soutenus et action collective.

Pour la défense, le réveil a été brutal, rappelle Sylvie Martelly. Dès 2016, la perspective d’un désengagement américain de l’OTAN a conduit l’Union européenne à agir : Fonds européen de défense, hausse des budgets militaires, investissements en R&D, achats communs et soutien aux PME. Avec un mantra : « dépenser plus, mieux et ensemble. » Une logique que nombre d’acteurs appellent aujourd’hui à transposer au médicament.

Car le décrochage est déjà tangible, souligne Thibaut Victor-Michel, président de Novartis France et président de la commission Recherche et Innovation du Leem : recul de la production, baisse des essais cliniques, arbitrages défavorables sur certains lancements. « Quand notre laboratoire investit un million d’euros en France, il en investit un milliard aux États-Unis. Ce rapport gigantesque illustre une crise qui menace directement notre souveraineté sanitaire, car innovation, recherche et production sont indissociables d’un système de santé solide. » Les patients en subissent les conséquences : seuls six médicaments sur dix autorisés en Europe sont remboursés en France, qui ne représente plus que 3 % du marché pharmaceutique mondial.

Reprendre la main sur l’innovation

Au-delà des enjeux industriels, l’innovation thérapeutique conditionne la soutenabilité du système de santé. « Refuser de financer l’innovation, c’est créer une trappe à pauvreté sanitaire », avertit Pierre Dubois, professeur à la Toulouse School of Economics, avec une dégradation de la qualité de vie et un affaiblissement économique. Un message relayé par Sophie Beaupaire, directrice générale d’Unicancer, qui alerte sur le risque de « renoncer à une médecine personnalisée, prédictive et fondée sur les preuves, pourtant indispensable face à l’explosion attendue des cancers (+77% d’ici 2050 selon l’OMS) ». Le sous-financement de la biologie moléculaire, dont seuls la moitié des coûts sont aujourd’hui couverts pour les établissements de santé, freine déjà la personnalisation des diagnostics et des traitements. De même, l’annualité budgétaire se révèle peu compatible avec la prévention, la coordination ville-hôpital et la transformation du système de santé.

Des leviers pour sortir de l’impasse

Si le constat est préoccupant, des leviers existent pour inverser la tendance. « Ces bouleversements sont durables, mais ils peuvent aussi permettre de trouver de nouveaux équilibres » souligne Laurence Peyraut.Pour sortir de l’impasse, plusieurs leviers sont identifiés : bâtir un cadre réglementaire plus attractif et cohérent, et structurer un véritable plan européen pour l’innovation en santé. Sur l’accès aux médicaments, une coordination renforcée des politiques de prix, appuyée sur l’évaluation clinique conjointe (JCA), fait son chemin, notamment face aux effets de la MFN.Au niveau national, un changement de paradigme est jugé indispensable : passer d’une logique d’achat à une logique de partenariat stratégique, avec des enveloppes pluriannuelles et une meilleure visibilité. Ces orientations sont au cœur de la mission flash pilotée par Virginie Beaumenier, présidente du CEPS. « Une enveloppe à cinq ans est l’objectif, mais une visibilité à trois ans serait déjà un progrès significatif », souligne-t-elle.

Autre chantier clé : élargir l’évaluation du médicament aux dimensions médico-économiques et à ses externalités positives – emploi, ancrage territorial, recherche – afin de mieux apprécier la valeur des innovations de rupture et d’orienter plus efficacement les finances publiques. « Il faut inventer les régulations de demain, et la France peut montrer la voie », estime Jean Tirole, prix Nobel d’économie.

Enfin, la recherche clinique reste un levier clé, à condition de simplifier les procédures et de raccourcir les délais. « La France dispose d’une expertise scientifique reconnue. Le fast track de l’ANSM est un premier pas, mais il faut accélérer pour atteindre des délais comparables à ceux de l’Espagne », souligne Sophie Beaupaire, rappelant l’engagement des acteurs sur de nouvelles méthodologies cliniques, comme les bras synthétiques et les jumeaux numériques.

Au-delà des outils, un message s’impose : la santé et le médicament doivent être considérés comme des investissements stratégiques de long terme, et non comme de simples variables d’ajustement budgétaire. « Nous sommes à un moment critique, conclut Marc Ferracci, député et ancien ministre. Vivre plus longtemps et en meilleure santé fait consensus : il faut maintenant s’en donner les moyens. »

Cette première rencontre marque le point de départ d’un travail appelé à s’inscrire dans la durée, avec une concertation inédite annoncée par le Leem dès le premier trimestre 2026.

Marion Baschet Vernet


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