Contre les pénuries, l’Europe privilégie la coordination
Dans sa proposition de refonte de la législation pharmaceutique communautaire, la Commission européenne renforce les missions de l’EMA et impose de nouvelles obligations de signalement et d’anticipation aux industriels pour lutter contre les pénuries de médicaments. Des mesures jugées toutefois trop légères par de nombreux acteurs, pointant notamment l’absence d’action en faveur d’un rapatriement de la production sur le territoire européen.
Le problème des pénuries de médicaments, ancien mais exacerbé par la pandémie de Covid-19 et la crise énergétique, est reconnu comme une menace croissance pour la santé publique par les autorités européennes. Selon une étude du PGEU (associations nationales et ordres professionnels des pharmaciens communautaires) conduite en 2022 auprès de 29 Etats (dont 25 membres de l’UE), tous sont concernés chaque année depuis 2019. Et pour 76 % d’entre eux, le problème s’est aggravé entre 2021 et 2022.
Les instances communautaires ont déjà engagé plusieurs mesures, notamment au travers du règlement européen 2022/123, renforçant les missions de l’EMA dans la préparation et la gestion des crises concernant les médicaments et DM. Ce règlement a notamment créé le groupe de pilotage exécutif sur les pénuries et la sécurité des médicaments (MSSG), réuni pour la première fois en mai 2022, présidé par l’EMA et composé de représentants de l’agence, de la Commission européenne et de chaque Etat membre. Par ailleurs, le groupe de travail de l’EMA et de l’HMA (directeurs des agences du médicament) a publié en février 2023 des recommandations à l’intention des industriels pour prévenir et atténuer les pénuries de médicaments.
De nouvelles obligations pour les titulaires d’AMM
La proposition de refonte de la législation pharmaceutique européenne, présentée le 26 avril dernier par la Commission (1), vient compléter ces différentes actions en précisant, dans le chapitre X de son projet de règlement, les rôles, missions et obligations des différents acteurs – l’EMA, le MSSG, la Commission européenne, les Etats membres, les titulaires d’AMM de médicaments ou encore des grossistes répartiteurs – pour renforcer la sécurité de l’approvisionnent, prévenir, limiter et gérer les pénuries systémiques.
Le partage de l’information en est la clé de voûte, avec une harmonisation des procédures de signalement. Le texte impose des obligations plus strictes aux titulaires d’AMM de médicaments, tenus de notifier le plus tôt possible les retraits et les cessations définitives (au moins 12 mois à l’avance) et les suspensions temporaires (au moins six mois) de mise à disposition de leur produit dans un ou plusieurs Etats membres, aux autorités compétentes de ces Etats et à l’EMA en cas d’AMM centralisée. Les industriels sont aussi tenus d’établir et de tenir à jour un plan de prévention des pénuries pour tout médicament disposant d’une AMM sur le marché européen. Ce plan devra comporter des informations sur le produit et des mesures de prévention des pénuries et d’évaluation des risques liés à la chaîne d’approvisionnement. Cette mesure était réclamée par le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC). De son côté, l’EFPIA appelle à des clarifications. Selon sa présidente de l’EFPIA Nathalie Moll, il n’est « ni réaliste ni nécessaire de réaliser des plans de prévention des pénuries pour la totalité des médicaments ».
Des listes pour les « pénuries critiques » et pour les « médicaments essentiels »
Le texte confie un rôle central de coordination au MSSG et l’EMA. Les deux acteurs devront identifier les médicaments pour lesquels la survenue de pénuries ne pourrait être résolue sans une coordination au niveau de l’UE. Le MSSG sera chargé d’établir une liste de ces « pénuries critiques » de médicaments, dont le suivi sera assuré par l’EMA. Le groupe de pilotage pourra formuler des recommandations aux titulaires d’AMM mais aussi aux Etats membres, à la Commission européenne et aux autres parties prenantes, sur les mesures à prendre pour résoudre les pénuries critiques ou assurer la sécurité de l’approvisionnement en médicaments essentiels.
L’établissement d’une liste européenne de ces « médicaments essentiels » par le MSSG est certainement l’une des mesures phares de ce projet de règlement. Elle devrait d’ailleurs être mise en œuvre avant même son adoption, puisqu’une première liste est attendue dès la fin 2023. En pratique, après consultation des autres parties prenantes, l’EMA doit développer une méthodologie commune pour identifier les médicaments essentiels, en tenant compte notamment de l’évaluation des vulnérabilités de la chaîne d’approvisionnement. S’appuyant sur cette méthodologie, les Etats membres devront établir et fournir à l’EMA leur propre liste de médicaments critiques – la France a d’ores et déjà publié la sienne, le 13 juin dernier. Il reviendra ensuite au MSSG d’établir une liste commune, qui devra être acceptée par la Commission européenne.
Isabelle Marchais, chercheuse associée à l’Institut Jacques Delors :
« Les obligations de stockage qui existent en France depuis plusieurs années n’ont pas été un remède miracle. »
Le stockage et le rapatriement de la production : les grands absents
Cette future liste européenne de médicaments essentiels est saluée par l’eurodéputée Véronique Trillet-Lenoir (groupe Renaissance), jugeant qu’il y a « peu d’intérêt à ce que chaque Etat membre se focalise trop longtemps sur sa propre liste ». Celle-ci regrette en revanche que le texte ne soit pas plus coercitif ainsi que l’absence de mesure sur le stockage. Le sujet de la constitution de stocks de sécurité (de médicaments finis ou de principes actifs), est en effet à peine évoqué par le projet de règlement, et seulement comme l’une des « mesures pertinentes » pouvant figurer dans une loi d’application que la Commission pourrait décider d’adopter. « Les obligations de stockage qui existent en France depuis plusieurs années n’ont pas été un remède miracle, observe Isabelle Marchais, chercheuse associée à l’Institut Jacques Delors. Une solution passerait peut-être par un stockage européen de produits semi-finis… en veillant à ce que le coût de ce stockage ne soit pas répercuté sur le consommateur. »
Rien n’est proposé non plus concernant un éventuel rapatriement en Europe de la production des principes actifs (API). « Le « Made in Europe » devra encore attendre », a déploré dans un communiqué l’eurodéputée Nathalie Colin-Oesterlé (Les Centristes), rapporteure en 2020 d’une proposition de résolution parlementaire sur la pénurie de médicaments. Celle-ci défend une incitation des industriels, via des aides d’Etat ou des crédits d’impôts, au rapatriement en Europe de « l’intégralité des chaînes de production, de la R&D à la fabrication », pour la création d’un « fonds de souveraineté européen » et pour la création « d’un ou plusieurs établissements pharmaceutiques européens à but non lucratif ».
Dans une note informelle publiée début mai dernier, 19 Etats membres, dont la France, en appellent également à des « mesures plus drastiques pour améliorer la sécurité des approvisionnements en médicaments », dont une « loi sur les médicaments critiques » pour réduire la dépendance de l’Europe, en particulier pour les substances comptant peu de producteurs.
« La réflexion doit être menée sur l’approvisionnement de l’ensemble des matières premières qui interviennent dans le produit final, au-delà des API, plaide Isabelle Marchais. Mais avoir une stratégie industrielle ambitieuse pour réinvestir dans l’appareil productif, conserver les chaînes de production en Europe, constituer des stocks, nécessite d’importants moyens financiers. »
Un choix d’instrument juridique significatif
Au final, la proposition de la Commission européenne crée tout de même « tout un corps de règles concernant la prévention des pénuries, qui n’existait pas auparavant. Celui-ci s’inspire un peu du modèle français (2) tout en allant au-delà », estime Anne-Catherine Perroy, avocate chez Simmons&Simmons. L’évolution du texte, au cours de son élaboration, est par ailleurs significative. Dans une version provisoire qui circulait au cours de l’hiver dernier, une grande part des mesures concernant la prévention et la gestion des pénuries prenait place dans le texte de la directive. Dans la version officiellement dévoilée fin avril, celle-ci a été totalement expurgée de ces articles, au profit du règlement. « Ce basculement n’est pas anodin : alors qu’une directive fixe un objectif que les Etats doivent atteindre avec les moyens qu’il leur appartient de déterminer, un règlement s’applique dans son intégralité dans tous les Etats membres sans leur laisser de marge de manœuvre, commente Marine Devulder, avocate associée chez GD Avocats. Il est probable que la question du choix de l’instrument juridique fasse débat au cours des prochaines étapes de l’examen du texte. »
Julie Wierzbicki
(1) Voir Pharmaceutiques n°308, juin 2023, p.47-50 : « Paquet pharmaceutique européen : la refonte de la discorde »
(2) Sur la politique française de prévention et gestion des pénuries, voir aussi Pharmaceutiques n°308, juin 2023, p. 25-28 : « Ruptures d’approvisionnement : du constat à l’action politique » et https://pharmaceutiques.com/actualites/en-vue/penuries-lordonnance-macron/