Jacques Biot : « Il est très satisfaisant qu’il y ait une stratégie de relocalisation »
Les ruptures d’approvisionnement en médicaments se sont accentuées pendant la crise du covid-19. Leurs causes industrielles ont été analysées par le rapport Jacques Biot, publié à l’occasion de l’annonce par le gouvernement d’une stratégie de relocalisation. Son auteur, ancien président de l’école Polytechnique et ancien de la pharma, nous livre ses commentaires et ses préconisations.
Dans votre rapport, vous expliquez les ruptures d’approvisionnement par la « complexité industrielle et réglementaire du processus de fabrication des médicaments » et par un décalage grandissant entre l’offre et la demande…
Jacques Biot : J’insiste sur la complexité de l’ensemble du processus et sur le caractère multifactoriel des ruptures. Elles sont liées à la fois à l’évolution du marché, au processus industriel et à des facteurs économiques (différentiels de prix). La production des 1.800 principes actifs et 20.000 présentations nécessite des étapes multiples : entre 5 et 40 étapes de fabrication chimique, le conditionnement primaire et secondaire, etc. Pour les anciennes molécules, les laboratoires tentent de trouver une stratégie pour baisser les coûts et font appel à de plusieurs façonniers. Aussi, personne n’a de visibilité sur ces multiples étapes. Certaines peuvent être concentrées chez un petit nombre de façonniers, ce qui crée une fragilité. Et du fait du secret des affaires, les laboratoires ne communiquent pas entre eux sur les sous-traitants auxquels ils ont recours. Seule l’ANSM a cette information mais celle-ci n’est pas exploitable en l’état actuel de ses ressources.
Vous préconisez justement que l’ANSM se dote d’une téléprocédure pour standardiser et centraliser les informations. Concrètement, quels moyens devraient être mis en place ?
JB : L’ANSM a besoin d’une cartographie, équivalant aux outils du contrôle aérien. Par exemple, il y a vingt ans, un avion en approche d’un aéroport pouvait tourner pendant une heure en attendant qu’une piste se libère. Cela n’arrive plus car il existe un système informatique qui permet une vision précise des plans de vol de tous les avions à chaque instant. Nous voulons un dispositif similaire pour la production de médicaments. Ainsi, si un façonnier concentre des fabrications de différents laboratoires, il pourrait y avoir une alerte. Cette cartographie servirait également à identifier les étapes à risque pour prioriser les relocalisations de produits menacés sur le territoire européen.
N’y a-t-il pas un risque que chaque Etat membre veuille tirer la couverture à lui pour l’implantation d’usines, avec des ruptures en cas de fermeture des frontières ?
JB : La relocalisation n’aura de sens économique que si le marché est relativement important et ne répond pas exclusivement aux besoins locaux. C’est pourquoi nous avons émis des recommandations non pas au niveau national mais européen.
Pour encourager les projets industriels, vous suggérez de permettre au Comité économique des produits de santé de revoir à la hausse les prix des anciennes molécules…
JB : La vocation initiale du CEPS était de concilier les attentes des différents bras de l’Etat. Avec le temps, l’instance s’est vu attribuer un rôle très comptable et n’a pas les moyens ni la légitimité de prendre en considération la dimension industrielle dans le prix. Il lui faut rendre sa vocation interministérielle et lui ajouter un objectif de souveraineté des productions, ou a minima de sécurité des approvisionnements.
Vous avez remis votre rapport au gouvernement en février. Avez-vous modifié certaines préconisations à la suite de la crise sanitaire ?
JB : La stratégie n’est pas modifiée. Notre analyse des causes et des solutions reste pertinente. Notre rapport a gagné en actualité et en acuité.
Comment accueillez-vous les premières annonces gouvernementales d’un « plan de relocalisation des industries de santé » et d’une présentation cet été d’un « mécanisme de planification de financement et d’organisation des industries de santé » ?
JB : Ces annonces sont très en ligne avec nos recommandations. Il est très satisfaisant qu’il y ait une stratégie, une planification de la relocalisation. Mais le passage des incantations au réel demandera du temps, de la réflexion, des compétences en ressources humaines…
Propos recueillis par Muriel Pulicani