Relocalisations de productions : comment et jusqu’où ?

Avec près de 80 % de la production de principes actifs (API) en provenance d’Asie, les chaînes d’approvisionnement de médicaments critiques restent vulnérables. L’Europe doit mettre en œuvre une action forte et coordonnée pour assurer leur résilience. Nos experts en témoignent.
Théo Guillaumot de la Direction Générale des Entreprises (DGE) est venu présenter, lors de la première table-ronde de la matinée dédiée aux souverainetés en santé organisée par Pharmaceutiques le 28 mars dernier (1), la stratégie ambitieuse de la France pour la relocalisation des industries de santé. Une liste de 600 médicaments critiques a été établie au niveau européen, dont 193 sont considérés comme stratégiques au sein de la DGE (M6). Parmi ceux-là, le guichet de relocalisation – mis en place il y a plusieurs années – a permis d’augmenter les capacités de production de 42 médicaments essentiels, incluant des anticancéreux, des antibiotiques, des anesthésiants, ou l’emblématique paracétamol. « Les projets de relocalisation en France concernent notamment ceux de Seqens à Roussillon (Isère) et d’Ipsophène à Toulouse (Haute-Garonne) pour des usines d’API, ainsi que celui de paracétamol pédiatrique en sirop de Benta Lyon, illustre-il. Le bilan global est encore difficile à chiffrer puisque ces projets prennent plusieurs années à se concrétiser, avec des impacts visibles à long terme », ajoute Théo Guillaumot. La France doit surmonter le manque de compétitivité par rapport à la concurrence asiatique surtout. « Le contexte géopolitique pousse aussi dans le sens d’une souveraineté européenne qui va permettre de coordonner nos actions », assure-t-il.
Souveraineté européenne
Ainsi, le Projet important d’intérêt européen commun (PIIEC) Santé Med4Cure lancé en mai 2024 soutient la recherche, l’innovation et le déploiement industriel de produits pharmaceutiques. 14 projets sont portés par les participants directs du Med4Cure (2), parmi lesquels trois groupes et PME français : The DrugCell, EuroAPI et Sanofi. « Il s’agit de renforcer la coordination des politiques industrielles pour éviter les duplications et avoir un impact à l’échelle de l’Europe », indique Théo Guillaumot. La Commission européenne a présenté le 11 mars sa proposition de règlement sur les médicaments critiques (Critical Medicines Act), après avoir lancé en avril 2024 une Alliance pour les médicaments critiques, qui vise à renforcer la coordination des politiques industrielles à l’échelle européenne. Saluant cette annonce récente, Sylvia Cabrillac-Rives, Chief Strategy Officer d’EuroAPI, a souligné « l’importance de la production durable et compétitive, mais également une réduction de l’empreinte environnementale ». En France, la responsabilité environnementale des industriels est décrite dans la stratégie nationale bas carbone 2030. EuroAPI est un acteur français de la chimie fine avec plus de 200 produits et un ancrage industriel uniquement en Europe (dont deux sites en France, l’un en Normandie pour la fermentation pour vitamine B12 ; et l’autre à Vertolaye dans le Puy-de-Dôme pour les corticostéroïdes). « 46 % de notre chiffre d’affaires est enregistré sur des molécules d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), qu’elles soient dans la liste française, européenne, allemande, ou de l’OMS. » EuroAPI soutient un projet de relocalisation en Europe de macrolides, aujourd’hui produit majoritairement en Inde. Selon une étude publiée par le Sicos, représentant les entreprises de la Chimie organique de synthèse et de la biochimie, l’Europe est la zone qui soutient le moins la production des API, en termes de part dédiée de ses investissements.
L’appui du plan France 2030
« Benta Lyon, issu de la reprise d’une entité à Saint-Genis-Laval en 2020, participe activement à la souveraineté sanitaire avec des capacités installées et disponibles, se félicite Damien Parisien, son directeur général exécutif. Nous avons été lauréat de l’appel à projet de relocalisation de médicaments essentiels, lors de deux vagues, en juin 2023 pour le rapatriement de six molécules en comprimés, essentielles en cardiologie, cancérologie et infectiologie, et en janvier 2025 pour le paracétamol pédiatrique ». Benta Lyon est également, depuis 2024, un laboratoire générique complément intégré avec la production de formes sèches, comprimés, gélules, formes pâteuses et liquides stériles. « A partir de juin 2025, nous produirons aussi des produits injectables, d’abord pour l’industrie vétérinaire ».
Nicolas Giraud, directeur général de Mayoly, entreprise créée en 1909 et qui dispose de six usines dont cinq en France, maximise ses capacités de production pour avoir un impact sur la balance commerciale et répondre aux besoins de souveraineté induits par la crise du Covid-19. « Nous produisons plus de 3 000 tonnes de diosmectite sur notre site de l’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse) pour une distribution dans le monde entier, indique le dirigeant. En France, le sachet de Smecta® est mis en vente à un prix unitaire de 10 centimes, alors qu’il l’est à 16 centimes en Pologne et à 1,20 euro au Mexique. Force est de constater que « la marge qui est générée dans ces pays permet de continuer à investir sur nos sols français ». Nicolas Giraud a également mis en avant les défis de l’approvisionnement en matières premières, chiffrant le coût d’un API sur un MITM d’un rapport de 1 à 27 entre la France et les Etats-Unis. Théo Guillaumot prône une adaptation de la régulation économique de l’industrie pharmaceutique. L’accord-cadre entre le Leem et le Comité économique des produits de santé (CEPS) sera renégocié courant 2025, avec la prise en compte des enjeux de souveraineté. L’article 65 de la LFSS 2022 stipule que le CEPS « peut tenir compte de la sécurité d’approvisionnement du marché français que garantit l’implantation des sites de production » pour la fixation du prix des médicaments. Un levier qui pourrait se révéler important pour les productions française et européenne.
Juliette Badina
(1) Evènement organisé en partenariat avec PariSantéCampus et avec le soutien de Benta Lyon, Mayoly et le Sicos (syndicat de l’industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie)
(2) OncoRNA, The DrugCell, Euroapi, Sanofi, Biotalentum, Richter, Fagoterapia, Holostem, Nurex, Sanofi, Takis, Biomedical Engineering, Sensible Bio, Sylentis