Vaccins anti-Covid-19 : la levée des brevets est-elle une solution ?
Alors que de plus en plus de voix plaident pour une levée de la propriété intellectuelle sur les vaccins contre le Covid-19, les parties prenantes auditionnées par l’OPECST ont fortement nuancé l’impact d’une telle mesure. Plusieurs d’entre eux privilégient les licences volontaires et une collaboration renforcée en matière de transfert technologique.
Initialement réclamée par l’Inde et l’Afrique du Sud devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en octobre dernier, la dérogation aux accords ADPIC sur les droits de propriété intellectuelle (PI) relatifs aux vaccins anti-Covid-19 compte de plus en plus de partisans. Le président américain Joe Biden y a apporté son soutien le 5 mai dernier, et le président français Emmanuel Macron le 10 juin – pour une dérogation temporaire. Ce même jour, le Parlement européen a adopté à une courte majorité (355 voix pour, 263 contre et 71 abstentions) une résolution demandant d’entamer des négociations sur la levée temporaire des accords ADPIC. L’OMC conduit actuellement les négociations pour aboutir à un texte commun pour son Conseil général les 27 et 28 juillet.
La partie est pourtant loin d’être remportée, tant les réticences à la levée des brevets sont nombreuses, et pas seulement du côté des industriels. Pour éclairer le débat public, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a auditionné ce 17 juin plusieurs experts et parties prenantes. Leurs arguments, selon l’aveu même du sénateur Les Républicains Ronan Le Gleut, qui présidait cette audition, l’auront surtout « complexifié » …
Plusieurs pistes à l’étude
Le constat de profondes inégalités dans l’accès aux vaccins dans les différents pays du monde est unanimement partagé. « Il y a un consensus au sein de l’OMC sur l’importance du sujet, mais pas encore sur la manière d’agir », affirme Antony Taubman, directeur de la division de la propriété intellectuelle, des marchés publics et de la concurrence. Ce dernier rappelle que les droits de PI ne sont pas absolus, et notamment « ne devraient pas empêcher les membres de l’OMC de prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé publique », par exemple par le biais de licences d’office, sur la base d’arguments fondés. Si les accords sur les ADPIC étaient levés, il reviendrait aux membres de l’OMC de décider de ce qu’ils souhaitent faire de cette liberté accrue.
Pour Samira Guennif, maître de conférences en économie industrielle à l’Université Paris 13, la proposition initiale de l’Inde et de l’Afrique du Sud n’est pas excessive mais pragmatique : ce serait pour ces pays une réponse durable, plutôt qu’être en position frontale avec les pays du Nord leur promettant que les doses vont arriver. » Selon Jean-Christophe Rolland, président de la Compagnie nationale des Conseils en propriété industrielle (CNPI), « le brevet n’est pas un frein, il est un maillon essentiel de la chaîne entre la recherche et l’industrialisation ». Lui penche pour des licences volontaires accompagnées de transfert technologique ou une collaboration internationale non fondée sur la PI.
L’UE a quant à elle soumis trois pistes de travail à l’OMC, détaillées par João Machado, chef de mission adjoint à la représentation de l’UE auprès de l’OMC : notifier et clarifier toutes les restrictions à l’exportation, travailler avec les gouvernements et le secteur privé pour augmenter la production y compris dans les pays en développement, et concernant la PI, proposer une dérogation aux accords plus ciblée et limitée à la seule durée de la pandémie, avec plus de flexibilité quant à l’octroi des licences d’office.
Responsable de la task force vaccins rattachée à la ministre de l’Industrie, Pierre Cunéo assure que le mécanisme des licences obligatoires « est un outil que la France considère comme parfaitement légitime ». Tout en soulignant que « l’impératif de vaccination doit reposer sur des capacités de production et des savoir-faire réels » … qui eux ne dépendent pas d’une levée ou non des brevets.
« Pas de bénéfice à court terme »
Pour Mathieu Guerriaud, maître de conférences en droit pharmaceutique et de la santé, pharmacovigilance et iatrogénie à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, « la licence d’office peut être une arme pour faire baisser les prix. Mais dans le cas des vaccins elle n’apportera pas de bénéfice à court terme. On ne construit pas une usine de production du jour au lendemain, sans parler de la qualification du matériel ou du traitement de l’air et de l’eau, qui doivent être à toute épreuve pour un traitement injectable. Le risque serait de produire des vaccins en dessous des standards… ce qui serait inacceptable. Sans transfert technologique, la levée des brevets ne sert à rien ».
Or un tel transfert ne peut être imposé à l’industriel. « Contrairement au brevet, le savoir-faire est secret, et une fois divulgué, il n’est plus protégé, relève Jean-Christophe Rolland. Son transfert doit s’organiser dans une logique de confiance entre les deux bords, avec les contreparties adaptées ». L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle pourrait selon lui proposer des lignes directrices, en collaboration avec l’OMS.
Représentant les industriels, Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, alerte quant à lui sur le mauvais signal que constituerait une levée des brevets pour les acteurs dont le candidat vaccin est encore en phase précoce de développement – avec un risque de renoncement à la clé. Evoquant près de 300 accords de partenariats mis en place par l’industrie depuis le début de la crise, « avec des accords de transfert de technologies dans les deux tiers des cas », il assure que « cela n’aurait pas été possible sans un dispositif solide de protection de la PI ». Ses propositions : une intensification du partage des doses, une optimisation des capacités de production en maintenant la qualité, un allègement des contraintes sur les approvisionnements en matière première, l’élimination sous l’égide de l’OMC toutes les barrières à l’export des matières clés, l’amélioration de la logistique de déploiement de la vaccination dans les pays destinataires, et la promotion de l’innovation.
Julie Wierzbicki