Une stratégie décennale contre le cancer
Après trois plans cancer quinquennaux, c’est une stratégie décennale que propose aujourd’hui l’Institut national contre le cancer. Dans un entretien exclusif, son directeur général, Thierry Breton, nous présente la philosophie et les principaux objectifs de ce texte, soumis à une « consultation citoyenne »* avant d’être présenté au gouvernement en fin d’année.
C’est semble-t-il la première fois qu’un plan ou une stratégie de santé publique est ainsi soumis à une large concertation publique. En quoi était-il nécessaire de procéder ainsi ?
Thierry Breton, directeur général de l’INCa : Il y a déjà eu des exercices de concertation publique en santé, mais plutôt sur le type d’une conférence de consensus, comme par exemple sur la vaccination. Mais dans le cancer, c’est en effet une première ! Demain le cancer aura un « poids » dans la société française plus important qu’aujourd’hui. D’une part parce que l’incidence va croître du fait de l’évolution démographique ; d’autre part parce que les progrès médicaux ont amélioré la survie sur de longues périodes. Il est heureux que les patients vivent plus longtemps, voire guérissent. Mais les séquelles sont encore trop fréquentes : cinq ans après leur diagnostic de cancer, deux tiers des patients se disent touchés par des séquelles, souvent invalidantes. Notre ambition est de réduire fortement le poids du cancer dans notre pays. Pour y parvenir, il y a des décisions à prendre, qui ne peuvent pas uniquement être le fruit de quelques cerveaux d’experts. Il nous faut tenir compte de ce que les patients, et même nos concitoyens dans leur ensemble, considèrent comme important. La santé est une affaire de choix collectifs. Par exemple, contre le tabagisme, qui est notre « ennemi numéro un », il faut fixer collectivement un objectif national et ambitieux, visant des résultats de long terme, comparables avec ce que l’on a réussi en matière de sécurité routière, fruit d’une politique publique complète et cohérente. Sinon, on ne changera pas la donne.
Quelles sont les différences de fond et de forme entre cette stratégie décennale et les plans qui l’ont précédée ?
TB : La durée, d’abord, est très importante : dix ans est aujourd’hui un horizon plus adapté pour poser des ambitions plus fortes, notamment dans le champ de la prévention qui requiert des temps longs. Nous voulons proposer un nombre d’objectifs réduit par rapport aux précédents plans cancers, qui soient atteignables par une politique globale et en mobilisant tous les leviers disponibles. Nous ne croyons pas qu’une seule action pourra changer la donne. En matière de prévention, notamment, nous devrons considérer les aspects réglementaires, législatifs, d’accompagnement, de recherche (comme par exemple sur la physiologie des addictions)… : il faut attaquer le sujet par tous les angles. C’est là une différence fondamentale entre cette stratégie et les précédents plans.
Quels sont les grands axes de cette stratégie et les mesures phares qu’elle contient ?
TB : Nous avons retenu trois grands axes prioritaires : la prévention ; les séquelles et la qualité de vie des patients ; les cancers de mauvais pronostic. Sur la prévention, pour reprendre l’exemple de la lutte contre le tabagisme que nous avons déjà évoqué, nous proposons de « passer à la vitesse supérieure » avec un plan tabac national, qui mobiliserait l’ensemble des leviers, pour dessiner une société 2030 sans tabac. Pour réduire les séquelles, nous devons nous engager résolument vers des essais cliniques de désescalade thérapeutique : seule la puissance publique est légitime pour le faire. Il faut aussi normaliser et systématiser leur recueil et leur prise en compte à l’hôpital, alors qu’aujourd’hui une plus grande attention est portée à la douleur. Nous devons apporter aux patients la réponse la plus adaptée possible, depuis les soins de support jusqu’à l’accompagnement dans l’emploi : le « mi-temps thérapeutique » n’est plus adapté aujourd’hui, il faut plus de souplesse… Sur ces questions, tous les ministères devront être associés. Enfin les cancers de mauvais pronostic, c’est-à-dire ceux qui connaissent des taux de survie très faibles à cinq ans, sont des sujets complexes où les progrès enregistrés demeurent limités. Nous devons mettre un accent fort sur la recherche, avec des programmes pluridisciplinaires dédiés, laissant plus de place à la prise de risque que dans les appels à projets « classiques » afin de faire émerger des innovations de rupture. Nous souhaitons aussi améliorer l’organisation de la recherche au travers de réseaux d’excellence. La stratégie décennale comportera aussi des mesures transversales, comme les cancers pédiatriques, la lutte contre les inégalités, l’enrichissement du service rendu à nos concitoyens en s’appuyant sur les objets de la vie quotidienne… Et nous voulons élargir le droit à l’oubli à d’autres pathologies.
Comment va-t-elle s’articuler avec le Plan cancer européen actuellement en préparation ?
TB : La lutte contre le cancer relève de la compétence nationale : les Etats restent maîtres de leurs politiques, ce que propose l’Union européenne viendra en plus de notre stratégie. Nous sommes très heureux de voir que la Commission européenne considère le cancer comme une priorité, et la France jouit d’une certaine influence sur ce sujet. Le plan européen devrait être présenté fin 2020. Il contient des actions très proches de ce que nous proposons. En matière de prévention par exemple, il s’agira de favoriser les dépistages et la détection précoce, en particulier dans le cancer colorectal, où la participation au dépistage est très en deçà des objectifs. L’amélioration de la qualité de vie sera aussi une dimension importante, ainsi que le recueil de données pour développer l’intelligence artificielle. Tous ces axes seront complémentaires aux actions nationales.
Propos recueillis par Julie Wierzbicki
* La plateforme consultation-cancer.fr est ouverte du 22 septembre au 15 octobre 2020.